Le gazon.

J’ai tourné le coin de la rue Germain, cette rue anonyme, sans vie, que je ne connaissais pas avant d’y habiter. Les rues sont comme les gens : avant de les croiser, on ne s’y intéresse pas.

Elles font partie du décor, ont des noms, des vies, avec des enfants, des couples, des conflits, des amours, des joies et des peines qui nous sont complètement inconnus. On peut passer une vie entière sans en traverser une et tout à coup, bang! on ne pourra plus l’ignorer. Elle fait dorénavant partie de notre vie. Ou du parcours de celle-ci. Les rues, comme les gens, nous mènent ailleurs ou nulle part.

C’est selon. Cul-de-sac. Grand voyage.

Bref, j’ai monté la côte jusqu’à chez moi et j’ai réalisé que le gazon du voisin était vert. Oui, vert. Un vert fluorescent. Un vert parfait. Un green de golf. Une pub de Weed Man™. Un décor de soap des années 70. Irréel. Je n’en ai pas fait de cas immédiatement, tout le monde sait que le gazon est toujours plus vert chez son voisin. Surtout quand tu ne possèdes même pas un mini lopin de terre à toi. Je me suis dit que ma relation avec la pelouse avait peut-être changé. Peut-être étais-je devenu romantique depuis que je n’avais plus de tondeuse. Rêveur. Illusionniste. Imparfait. Ailleurs. Mais je m’éloigne. Je voulais seulement vous parler de la couleur de ce gazon. N’ironisez pas. Je sais que c’est sa couleur naturelle quand c’est la saison, mais au moment précis quand je l’ai aperçu, en tournant le coin, ce vert m’a bouleversé.

Depuis quand était-il aussi vert?

Ce matin? Aucune idée.
Hier? Encore moins.
Il y a une semaine?
Un mois?

Depuis quand sommes-nous le printemps?
L’été?
Le sommes-nous vraiment?

Bon. Vous rigolez.
Vous me croyez fou.

Peut-être.
Ou pas.

J’ai l’impression que ce gazon est passé de neige blanche, neige noire, à gazon vert. Sans que je le sache. Sans que je le réalise.

Le temps va si vite?

Le temps va si vite.

Ce n’était pas une question.

Plutôt une constatation.

Je tourne ce coin de rue deux fois par jour.

Deux fois.

In.

Out.

Et je n’avais rien vu.

Rien.

Jusqu’à ce soir.

Du gazon.

Du foin.

De jaune à vert.

Soudainement.

Si je n’ai pas vu ça, je n’ose pas imaginer tout ce que j’ai manqué.

Il vous est arrivé de quoi?

Vous avez changé de boulot?

Vous êtes malade?

Vous avez perdu un être cher?

Vous vous êtes marié?

Séparé?

Je lis deux à trois quotidiens par jour.

J’ai l’impression de ne rien connaître.

Je croise plein de monde.

Sans rien savoir d’eux.

Moi-même.

Je n’ai pas l’impression que j’en sais plus sur moi.

Pas plus que ça.

J’ai pensé retourner voir le gazon.

Celui du voisin.

Pour voir s’il était aussi vert que ça.

Pour voir comment.

Pour comprendre.

Pourquoi.

C’était peut-être uniquement l’effet de la pluie.

Il pleut tellement en mai.

On est en juin?

Vraiment?

Vous êtes certain?

Le temps passe si vite.

Si vite.

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