Sophie.

« Marc, il est super fin, mais faudrait pas qu’il s’imagine que je m’intéresse à lui, tsé… »

C’est à peu près comme ça que Marie-Claude, ma chum, m’a rapporté ce qu’elle avait entendu au café étudiant, ce matin même.

J’ai 17 ans. Au cégep. Depuis trois jours, j’ai passé tout mon temps au café étudiant, à la cafétéria, dehors ou dans les bars du centre-ville. Partout. Sauf dans mes cours. Partout, surtout, où Sophie est présente.

J’ai 17 ans et le cœur veut me sortir de la poitrine quand je la vois.

Petite. Incisive. La coupe au carré. Sophie parle de littérature, de musique, de politique, de n’importe quoi avec une assurance qui me fascine. Je suis un petit cul à côté d’elle. Elle a quelques mois de plus vieux que moi, mais j’ai l’impression qu’une décennie nous sépare.

Je veux être partout où elle va.

Mais elle s’en fout.

Allo, tu viens souvent ici, toi aussi. C’est cool comme place, non?

Non. Jamais. Je déteste cette place.

Je ne dis jamais ce qu’il faut.

Je force la note.

Elle est dans sa bulle.

Et moi je fabule.

À m’imaginer que je pourrais lui plaire.

Moi, le ti-cul du bas de la ville.

Elle, la chick du haut de la ville.

Faudrait pas que je m’imagine que je l’intéresse.

Tsé.

C’était y a plus de trente ans.

Un vendredi, sortant de chez un client en direction de ma voiture, j’ai recroisé Sophie. Assise sur un banc public. Tout juste devant mon véhicule. Je suis resté surpris. Je ne l’avais pas revu depuis une vingtaine d’années.

Je l’ai regardé.

Elle n’avait pas changé.

La coupe au carré.

Je lui ai souri.

Sans retour.

Le regard ailleurs que sur moi.

Elle n’avait vraiment pas changé.

Désintéressée.

J’ai continué mon chemin.

Comme y a trente ans.

Hier, en prenant la rue du Havre, pour rejoindre mon bureau, je suis passé devant la Soupe populaire. Comme toutes les fois, j’ai ralenti, car la rue est exiguë et plusieurs personnes sont à l’extérieur pour fumer ou jaser devant la porte de l’établissement.

Généralement des gars.

Depuis le temps que je fais ce trajet, j’en reconnais quelques-uns : ce grand barbu avec une tête plus petite que son long corps, le petit vieux qui ressemble au Père Noël ou cet autre marcheur qui déambule sur la Racine à vider les cendriers publics. Du monde plus ou moins amoché. Maladie mentale. Dépendance quelconque. Des victimes d’une vie pas facile.

Cette fois, les gars étaient en demi-cercle.

Au milieu y’avait une fille.

Assise sur le trottoir.

La coupe au carré.

Sophie.

Toujours le regard ailleurs que sur moi.

Comme y a trente ans.

Pourtant, moi, je n’ai jamais autant pensé à elle depuis.

À m’imaginer sa vie.

À m’interroger sur la mienne.

À tenter de comprendre comment celles-ci ont pu se croiser sans interagir.

D’hier à aujourd’hui.

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