Gris.

J’avais quinze ou seize ans quand j’ai développé mes premières photos.

Mon père avait défoncé un vieux garde-robe dans ma chambre au sous-sol de la maison familiale pour y installer une chambre noire. Quelques tablettes, une lumière rouge et une porte étanche. Pour ma part, j’avais calfeutré les fenêtres de la salle de bain et de ma chambre afin de pouvoir me déplacer, dans une noirceur la plus totale, entre les bassins d’acide et l’évier.

Je suspendais mes films au pommeau de la douche pour les sécher.

Sous l’agrandisseur, je rognais une photo en faisant le focus, minutant le nombre de secondes d’exposition nécessaire qui assurerait le contraste voulu. À l’aide de mes pinces de bois, je déplaçais le papier imprimé de lumière et le passais du révélateur au bain d’arrêt pour terminer au fixateur.

Je n’étais pas très bon techniquement. Un peu brouillon. De la poussière collait sur mes négatifs et mes photos avaient quelquefois des empreintes de doigts. Elles étaient parfois voilées par la lumière ou du papier mal conservé.

J’aimais les odeurs des produits chimiques. Particulièrement celle de l’acide ascorbique du révélateur. Ce mélange qui faisait apparaitre ta photo. Cet embryon d’image qui se manifestait sous les vagues du liquide. Cette photo prenant naissance sous tes yeux. C’était magique. Pas toujours réussi, j’avoue. Mais magique. À chaque fois.

Depuis quelque temps, j’ai souvent ce souvenir en tête.

Cette image qui apparaît.

Mais à l’inverse.

J’ai l’impression que certaines images s’effacent.

La photo contrastée, pure, noir et blanc, lentement grisonne et disparaît, part en fumée. Des visages, des paysages, des mots, des goûts ou des odeurs se dissipent dans ma tête. Comme si des pans complets de ma mémoire s’enfonçaient plus profondément en moi, rendant certains passages si diffus qu’ils sont plus difficiles, voire impossibles, à se rappeler.

On les hume à fond de poumons sans y déceler une odeur.

Rien.

Je n’ai pas de maladies quelconques. Pas que je sache. J’avais quinze ou seize ans, j’étais déjà comme ça. Une mémoire défaillante. Qui échappait des bribes. Qui échappait des événements. Qui essayait de. Aujourd’hui j’ai du mal à me souvenir d’hier.

Pas mal à.

Mal à.

J’ai peur. Peur de voir s’effacer des souvenirs. De voir disparaître en moi, ces visages.

Nous sommes du bois.

Du bois qu’on plane. Du bois qu’on sable. Petit à petit. On perd de l’épaisseur. Du volume. La sciure sur le plancher. Le bran de scie. Ces souvenirs qui ne reviendront jamais.

Les plus belles sculptures ont vu ces séquelles sur le plancher, laissées par leurs créateurs.

Souvent, on ne voit que les oeuvres d’art, pas le processus dans lesquelles on les a créé. On ne voit pas les esquisses, les crises, les rires ou les larmes, la joie ou la peine créative. Que le résultat. Cette oeuvre. Cette photo. Qui perd peu à peu de sa vivacité.

J’ai souvent peur de ne pas me rappeler de toutes ces images. Celles qui, pourtant, sont venues s’imprégner si doucement qu’on les croyaient éternelles, indélébiles, fixées à tout jamais..

J’ai peur de voir disparaître mes souvenirs.

J’ai peur de voir moins de teintes.

J’ai peur de ne voir que du noir.

Que du blanc sur cette photo.

 

1 Commentaire

  • 16 août 2019 at 7:57 //

    J’adore tous tes textes Marc. Tu sais si bien exprimer tes sentiments et tes émotions avec ta plume. Bravo!

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