Les mille et une vies

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J’ai déjà acheté un banc de scie. Une scie sauteuse. Une scie circulaire. Une scie à onglets. Quatre ou cinq perceuses. Des équerres. Des serre-joints. Mille et un machins. Vis, clous, armatures et bois.

J’ai déjà été un vrai gars.

Comme mes chums.

Avec une remise et un établi.

Le samedi matin, j’allais chez Rona et chez Canadian Tire où je croisais des gars comme moi.

Dans une autre vie, j’étais un gars de maison. Avec tous ses outils accrochés fièrement au mur, le sac à clous à la ceinture, le crayon sur l’oreille.

Aujourd’hui, juste l’idée de visser une ampoule me lève le cœur.

Je déteste rénover.

Regarder la circulaire d’une quincaillerie me fait autant bander que tous les tomes de Fifty Shades Of Grey. En images.

Mes outils sont éparpillés un peu partout. Je n’ai souvent aucune idée à quoi servait un truc que j’ai acheté des années auparavant. Et je m’en fous.

Je ne suis plus là. Ma vie est ailleurs.

Je me suis déjà acheté un sac de golf. Des bâtons à l’unité sur eBay. Driver. Sand Wedge. Putter. Des quantités de sortes de balles. Pour corriger une déviation. Aller plus loin. Rouler plus longtemps. Nike. Taylor Made. Tiltest.

On jouait le samedi matin aux aurores. Toujours les mêmes quatre compères. On allait déjeuner vers 6h et jouer sur les terrains qu’on réussissait à réserver dans des villes différentes. Éric, Michel, Steve. Sous le soleil. Sous la pluie.

Puis, j’ai sauté une semaine.

Deux.

Un mois.

Un été.

En allant dans la remise, j’ai vu mon sac.

Un écureuil a bouffé la serviette accrochée à celui-ci. Mes bâtons sont demeurés couverts de boue. Celle de ma dernière partie jouée sous la pluie. Mon sac se balançait sur un clou comme un pendu. Effigie d’une vie antérieure.

Dans une autre vie, j’étais un golfeur. Un très mauvais.

Aller au golf, maintenant? Bof. Une fois par année, avec des chums pour une activité caritative. Un prétexte pour les voir à l’après-golf. Uniquement.

Quand j’ai commencé ma carrière en pub, j’étais de toutes les activités de réseautage d’affaires. Les soupers de Chambre de Commerce. Le serrage de mains. Échanges de cartes de visite. Promesses de rendez-vous. Contrats accordés par référence.

Avec mes pantalons à plis et mes chemises à rayures. Je n’y étais pas très à l’aise, mais fallait y être. Pour les affaires. Alors, le soldat en moi y allait.

Je n’y ai pas mis les pieds depuis des années.

Et je fais toujours des affaires. Même si je rencontre des gens tout en oubliant de leur donner des cartes.

Dans une autre vie, j’étais un homme d’affaires.

Plus maintenant.

Je suis toujours dans le même domaine, mais je suis différent. On m’engage parce qu’on aime bien ce que je fais. Mon style. Ma vision. Pas parce que j’ai payé un verre ou soupé dans une activité. Je travaille en short ou en jeans. En t-shirt. Souvent mal rasé. Les cheveux en bataille. En me faisant demander, chaque jour, si je suis en vacances.

J’ai déjà détesté l’hiver à m’en confesser.

J’ai déjà adoré l’hiver à lisser une patinoire à -35 tous les soirs pour amuser les enfants.

J’ai déjà redétesté l’hiver parce qu’il était simplement long à en plus finir.

J’ai quitté la région pour habiter la ville en crachant au sol, jurant ne jamais y revenir. Pour y revenir. J’ai détesté la campagne jusqu’à ce que j’y habite pour affirmer que je n’y retournerais jamais. Je ne voulais pas d’enfants, j’en ai deux merveilleux dont je ne voudrais jamais me séparer.

À l’aube de mes cinquante ans, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu plein de vies différentes.

À aimer des trucs que je déteste aujourd’hui.

À détester des choses que j’adore aujourd’hui.

Des moments enivrants, difficiles, joyeux, affreux ou déroutants. Bien pépère, le cul dans un gros fauteuil confortable ou à la limite du vertige, la fesse sur une chaise bancale sur un fil de fer.

Tels des chats, nous avons cette faculté de revivre. De retomber sur nos pattes. Malgré des chutes dont on ne croyait jamais se remettre. Au lieu de s’écraser, à rebondir ailleurs. Plus loin. À avancer ou reculer. Nos vies ne sont pas linéaires ni chronologiques. On peut apprendre la mort tout jeune et commencer une carrière à l’âge de la retraite. Nos vies se succèdent. À grands coups de reniements. À grands coups de jamais et de toujours. Pour finalement prendre des directions insoupçonnées. À se remodeler selon les gens qui nous entourent, les passions qu’on découvre, avec la maturité qui nous rassure de plus en plus sur nos choix.

Je ne sais pas où je serai dans cinq,  dix ou vingt ans.

Sûrement dans un autre cycle.

Ailleurs. Un peu plus près de moi.

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