Souvenirs sur 10 km

TM-Marcface-courseCe soir, j’ai enfilé mes espadrilles et suis parti courir dans le temps.

km 1
En montant la rue Racine, en face de l’ancien Lycée du Saguenay avec du techno à plein volume dans les oreilles, j’ai tout de même cru entendre le rire de jeunes filles.

J’ai tout de suite eu une pensée pour la chanson de Vincent Delerm « Les filles de 1973 ont trente ans ».

Celles qui ont vu trois fois Rain Man
Celles qui ont pleuré Balavoine
Celles qui faisaient des exposés
Sur l’Apartheid et sur le Che
Celles qui ont envoyé du riz
En Ethiopie, en Somalie
Celles qui disaient « tu comprends pas »

Elles s’appellent Isabelle, Katia, Nathalie, Lucie comme on s’appelle tous Jean, Luc et Marc.

On a 12 ans et on va dans des écoles non mixtes. Comme l’amour nourrit le cœur, au lieu de manger, on échange nos heures de repas pour courir à mi-chemin entre nos deux écoles. Pour se cruiser. Avec l’espoir qu’elles soient là. Souvent on revient bredouille. La plupart du temps, je dirais. Mais on y retourne. Avec l’espoir au ventre. Et les hormones au plafond.

Nos premiers amours. Maladroits. Sans lendemain. Pourtant si intenses.

J’ai eu le cœur qui s’est mis à battre plus intensément. Mes mollets se sont contractés. J’ai grimpé la rue du Séminaire jusqu’à Jacques-Cartier. Juste en face du Cégep de Chicoutimi.

km 2
– N’ouvre surtout pas les yeux, Marc! J’arrive!

En plaçant mes mains sur mes yeux, j’ai entendu crier mon oncle qui descend à vive allure la pente enneigée du Grand Séminaire de Chicoutimi, devenu aujourd’hui le cégep.

Quand tu vis dans le centre-ville, tu profites des espaces verts de proximité. Comme ces pentes en plein coeur de la ville. En glissant sur mon Crazy Carpet™,  j’ai enfilé directement dans une touffe de ronces. Les épines piquent ma peau, mon visage, et je suis pris, telle une mouche, dans une toile d’araignée. Robert m’agrippe le bras et me tire doucement pour me libérer de mon piège végétal.

J’en sors avec le visage tuméfié et plus de peur que de mal tandis que mon oncle Robert, lui, craint pas mal plus la réaction de ma mère en voyant ce visage égratigné. C’est tout de même un moindre mal, car si les arbustes n’arrêtaient pas ma descente, je me retrouvais dans le trafic.

C’était l’époque des mitaines de laines avec nos poignets rouges sciés par le froid et nos habits de neige non isolées qui nous laissaient transis dans nos caleçons gaufrés et surtout détrempés.

C’était l’époque des grandes familles qui prenaient soin de l’un ou l’autre de ses membres.

km 3
Au trot, j’ai descendu la rue Jacques-Cartier jusqu’à l’ancienne track de chemin de fer et bifurqué sur la rue Price.

En entendant le train qui s’en vient, je cours derrière la maison d’Alain, mon ami du primaire. Le fils du denturologiste Carrier. Ça m’a toujours fait rire. Carrier. Denturologiste. Sa famille et lui, habitent tout près du tracel, tout en bas de la côte Price. Dans cette maison unifamiliale, il y’a une salle de jeu immense avec une piste de course électrique. Je n’ai ni l’un ni l’autre. Encore moins de maison. Chez nous, on vit à quatre dans un minuscule appartement, en haut de chez ma grand-mère. Dans mes yeux d’enfant, je suis impressionné par toute cette richesse. Alain a tout. Sa chambre déborde de jouets de toutes sortes.

J’ai traversé la rue Price, monté une butte, toujours sur le chemin de l’ancienne voie ferrée, foulant le sol rocailleux sous cette arche improvisée, créée par les arbres.

km 4
Au-dessus du mur de ciment couvert de graffitis, j’ai aperçu les logements sociaux qui ont remplacés l’école St-Philippe où j’ai fait la majeure partie de mes études au primaire. Une école ordinaire avec un train qui passait quasiment dans la cour.

J’ai revu l’espace d’un instant les profs Jocelyne-qui-mâchait-ses-joues et Candide-qui-craquait-des-genoux. J’ai revu aussi Fortuna Ouellet qui m’avait enseigné en première année. Une vieille fille qui habitait derrière chez nous, en face de l’épicerie. Quand je suis revenu dans la région, il y a une vingtaine d’années, j’ai travaillé dans un bureau situé juste en face de son logement. Elle y habitait encore. Elle n’avait pas changé d’un poil. J’en avais convenu qu’elle avait toujours été vieille. Ou que le temps n’avait agi que sur moi. Uniquement sur moi.

J’ai traversé le boulevard Université pour rejoindre la rue Dubuc pour passer devant La Pulperie.

km 5
Avant d’être un musée, la Pulperie de Chicoutimi était notre terrain de jeux.

Sans crainte du danger, on y escalade les poutres d’acier, traversant du haut de nos 10 ans, la rivière située à plus de 90 pieds plus bas. On fait le tour du bassin d’eau en se tenant sur la rampe, glissant quelquefois le pied dans l’eau. On ne sait même pas nager. Insouciants. Invincibles. Le danger n’existe pas. Ou on en est simplement si peu conscients. On part flâner toute la journée sans que nos parents s’inquiètent. On revient au repas, sans se faire questionner sur l’endroit d’où on vient. Tant qu’on est à l’heure pour souper.

J’ai traversé le pont en face de l’église Sacré-Cœur, il y avait des enfants dans le skatepark aménagé sous le bassin. J’avais envie de leur dire que j’avais joué là moi aussi, il y a une quarantaine d’années. Et j’ai changé d’avis en me disant que j’étais dans le quartier tought de mon enfance.

km 6
Je pédale sans regarder derrière moi. J’ai les yeux dans l’eau et un suçon collé dans les cheveux. Pour être certain que je vais me souvenir de ne pas revenir dans le coin, les trois gars m’ont frotté la tête avec pour s’assurer qu’il reste bien en place, englué dans ma blonde tignasse.

Ça m’apprendra à me risquer en zone de combat.

En vélo, je me suis aventuré au petit dépanneur du Bassin, sur la rue Bossé. J’ai autour de 8 ans. Quand j’en suis sorti, on m’a tout de suite convié au combat. Je ne suis pas des leurs. Comme je suis monté sur un frame de poulet, je bondis sur ma bécane et préfère la fuite. En me filant un coup de pied, le plus grand de mes agresseurs a eu le temps de sortir un lollipop baveux de sa bouche et me le sacrer dans les cheveux.

Cette nuit là, je me suis couché en regardant le plafond et en me grattant le fond de la tête dégarni, à l’endroit même où ma mère avait enlevé au ciseau, les couettes collées de sucre.

J’ai pris le chemin du parc qui longe la sortie du pont Dubuc, traversé le boulevard jusqu’au rond-point qu’on appelait la goutte d’eau.

km 7
J’ai atteint les HLM. Les deux tours hideuses, au bout de la rue Racine. Quand on les a construites, j’avais à peine sept ou huit ans.

Deux immeubles à logements tout justes derrière la rue Smith.

J’ai un ami qui demeure dans cette rue délabrée. Je le vois seulement à l’école ou dans les ruelles de nos jeux d’enfants. Un midi, je me pointe près de chez lui et je vois son frère. Je le suis jusque chez lui afin de savoir où sa famille habite. Je monte les marches du logement insalubre, jusqu’à sa porte d’entrée, cogne et demande à voir Jean-Claude à un gros monsieur en camisole pas trop fraîche. Mes yeux restent fixés sur cette cuisine sale où sont jonchées, ici et là, de grosses bouteilles de bière vides et des assiettes encrassées. J’observe cette absence de meubles, de déco et de vie. Jean-Claude se pointe et c’est sous les cris et jurons de son père qui nous demande de sacrer notre camp dehors au plus criss que l’on courre à l’extérieur. Il me dit qu’il déteste son père.

Je pense avoir réalisé à ce moment précis, du haut de mes trois pommes, ce que représentait la pauvreté et la misère sociale. Chez nous, on n’était pas riche, mais on n’était pas pauvre, non plus. J’avais deux parents qui prenaient grand soin de moi, me gâtaient en me guidant du mieux qu’ils pouvaient.

Aujourd’hui, quand je cours près de cette rue, je pense souvent à Jean-Claude. Me demandant ce qu’il est devenu. On dit qu’il est difficile de se sauver de son propre destin, surtout s’il est malsain. J’espère que lui a pu.

J’ai tourné sur St-Anne et j’ai filé sur la rue Petit.

km 8
Je passe devant la maison de Sonia, de Serge, d’André, ces amis que j’ai revus un peu ici et là, à travers les années qui nous séparent de l’enfance.

Dans ma tête, je revois la table tournante du père de Serge, sa collection de Bécaud prônant sur le meuble du salon. Je vois le garage du père de Sonia ou on va se cacher pour jouer au docteur. Mais je ne vois pas le bloc ou André habite, disparu depuis le temps, dans un incendie. J’imagine qu’il a brûlé en une minute, comme une brindille sèche d’automne. L’immeuble était tellement vieux et sec.

J’aperçois notre minuscule logement, mais j’y croise surtout Laurette, ma grand-mère chérie que j’ai tellement pleurée.

Cette femme de caractère, forte comme un arbre centenaire, malgré sa chétivité. Cette vieille fille de 32 ans qui avait pris en charge la famille de son veuf de mari pour créer sa propre famille. Laurette à qui je vais conter mes histoires. Avec mes cheveux droits sur la tête, mes pantalons déchirés, elle dit aux autres membres de la famille que je suis original. Sans me juger. Je suis son préféré, je le sais. Je descends toujours la voir, chaque jour que je peux. Je déjeune avec grand-papa, le faisant rire.

Même rendu à Montréal, quand je descends deux jours à Chicoutimi, voir mes parents, je passe chez elle. Je m’assois sur la chaise à ses côtés, la regardant filer sa laine à travers ses doigts croches.

J’ai vécu des jours plus sombres ou j’aurais aimé qu’elle soit encore là. Pouvoir lui raconter les trucs qu’on ne disait à personne, profitant de sa surdité pour avouer nos pires travers.

J’ai quitté la rue Petit en essuyant la sueur qui me coulait dans les yeux. La chaleur a cette vertu de cacher nos sentiments les plus profonds. J’ai pris le chemin du boulevard Saguenay.

km 9
Devant le vieux pont de Sainte-Anne, j’ai foulé le sol de la zone portuaire.

En fermant les yeux, le parc a disparu et laissé place aux immenses contenants d’essence qui jonchait la place avant sa grande réfection des années 90.

Le Vieux-Port comme on l’appelle n’est pas visité par les jeunes familles et les marcheurs, mais par une faune beaucoup plus bigarrée. Toxicomanes et prostitués s’y donnent rendez-vous. Mon ami Yohan en a fait un sujet d’article fascinant dans le journal étudiant. Il décrit sa rencontre avec un étudiant qui fait des passes pour payer ses études. Alors que la presse néglige ce drame, ce jeune homme de 17 a mis ce secret au grand jour.

Le hasard a fait qu’on s’est retrouvés tous les deux, Yohan et moi, à Montréal à partager un logement. On dit que notre jeunesse nous forme. Je pense que c’est bien vrai. Yohan a continué à s’intéresser aux autres et travaille toujours dans le domaine communautaire. Brave homme.

km 10
J’ai quitté la zone portuaire, en longeant le Saguenay, profitant de la brise et de l’odeur de la marée basse.

Je suis revenu sur mes pas.

À mon point de départ.

En ayant eu pourtant l’impression d’avoir fait un si long voyage.

 

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