Les pixels n’ont pas d’odeur.

En fin de journée, j’avais un joli cadeau qui m’attendait au bureau. On venait de me livrer des exemplaires d’une affiche et d’un programme réalisés pour un client. Enveloppés dans du papier kraft, les deux paquets ressemblaient à des cadeaux sous un arbre de Noël. J’ai lentement déballé un à un ceux-ci en prenant mon temps, comme si je me faisais languir. Aussitôt le premier morceau de ruban gommé détaché, une odeur d’encre s’évadait par l’embouchure.
Ça sentait bon. Ça sentait l’imprimerie. Désolé pour mes amis programmeurs, mais la mise en ligne d’un site web n’a rien à voir avec la livraison d’une pièce imprimée. Les pixels n’ont pas d’odeur.
Dans mon bureau ça sentait l’imprimerie. Ça sentait le passé. Une bouffée de nostalgie. Des souvenirs se sont réveillés lorsque ces effluves ont disparu dans mes narines.

Léopold
En 1983, lorsque je suis entré pour la première fois à l’Imprimerie Léopold Tremblay, ce ne sont pas l’odeur, ni les presses qui m’avaient impressionné, mais le crucifix qui trônait dans le bureau en préfini du propriétaire des lieux. Léopold qui avait accepté d’engager ce jeunot apprenti de 17 ans que j’étais pendant les vacances d’été, était très religieux. L’Évêché de Chicoutimi et la congrégation des Soeurs du Bon-Conseil faisaient partie de ses clients importants. Ainsi que la chaîne de magasins Continental. Je n’avais aucune expérience, si ce n’est que celle acquise au Cégep au journal étudiant. Un vert au nombril bleu qui allait apprendre à mélanger d’autres couleurs.
J’allais surtout apprendre ce que serait mon métier plus tard.
Sous la supervision de Suzie, la graphiste, j’ai commencé à faire des petites jobs de montage : carte d’affaires, en-tête, factures, tous ces papiers utilitaires qu’on retrouve un peu partout, cette papeterie noble qu’on imprimait sur du papier NCR, ce papier révolutionnaire qui remplaçait le carbone permettant de faire des copies sans se tacher. Blanche au client, rose au livreur et jaune pour le commerçant.
J’étais tellement impressionné par la dextérité de Suzie. Sa propreté, cette ligne franche qu’elle traçait au Rapido Steadler à l’aide de sa règle parallèle. Sa facilité à glisser les galées de typo dans la cireuse chaude, à les déposer sur le carton en vérifiant que tout était droit. Ça l’était toujours tout de suite, elle devait replacer que très rarement ses colonnes de textes. Ses montages étaient des oeuvres d’art. Propres, précis, droits. Les miens, à côté, étaient des épouvantables collages malpropres. N’étant pas manuel, mes montages à force d’être repositionnés et repositionnés, laissaient des traces noires sur le carton, mes lignes laissaient des barbeaux immenses que je devais par la suite gratter à l’X-Acto causant des trous, des cicatrices dans mes montages. J’étais un mauvais apprenti. J’exaspérais Suzie. Je n’avais pas son adresse ni son expérience. Mais j’aimais ça. J’aimais ce métier d’artisan. J’aimais ces petits gestes que je devais poser. De prendre un carton couché, d’y tracer des lignes-guides bleues que la caméra serait incapable de reproduire, d’y poser par la suite les filets définitifs à l’encre noire; de créer des coins ronds au tire-ligne, de mesurer les éléments graphiques, comme un logo d’entreprise, que je déposerais par la suite sur mon montage après l’avoir réduit à la caméra dans la chambre noire.
J’aimais les odeurs. Ces odeurs. Celle âcre et vinaigrée des produits chimiques des PMT. Celle de l’encre; dense lorsque dans son pot de métal d’origine, presque poivrée quand elle venait s’écraser sur le papier et parfumée quand on enveloppait la publication terminée dans des paquets de papier kraft. Comme l’odeur de cet après-midi. J’aimais aussi l’odeur du papier. À l’arrière de l’imprimerie où étaient disposées les piles de grandes feuilles; glacées, texturées, de couleurs, l’humidité de l’endroit tranchait avec l’aridité des paquets éventrés d’où émergeaient des restants de feuilles dont on faisait des calepins pour les clients. L’odeur de la colle blanche qui servait à relier les volumes : Léopold Tremblay imprimait aussi des livres, ce qui était quand même rare pour une si petite imprimerie. Ruth, une collègue s’occupait de la reliure; à cette époque, les factures numérotées étaient assemblées à la main. Quand mes tâches étaient terminées ou que Suzie en avait assez de me voir détruire mes maquettes, j’allais rejoindre Ruth pour la suivre comme un petit chien, ramassant une à une les feuilles pour les assembler. Une job difficile. Pas complexe, non, mais tellement répétitive et abrutissante. Que faisait Ruth sans se plaindre. Ou madame Léopold qui venait lui donner un coup de main. Y avait aussi l’odeur des machines. Des presses. De la cigarette de Guy, le pressier principal. Cigarette au bec, il changeait les plaques d’impression sans la déposer. Guy et ses blagues cochonnes.
J’aimais aussi le bruit. Celles des presses omniprésentes, cacophoniques, souvent en canon. Celui de la radio de Guy. Transistor au fil pendant près des presses. Le son du téléphone amplifié par un haut-parleur pour l’entendre jusque dans l’entrepôt de papier.
J’ai passé un bel été en 1983. À apprivoiser ces odeurs et cette nouvelle vie qui s’offrait à moi. Ces odeurs que j’aime encore. Autant que ce métier.

3 commentaires

  • 7 juillet 2011 at 11:18 //

    C’est sûr que l’expérience du Tract donne une certaine nostalgie de l’odeur de l’encre de la Gestetner! 🙂

  • ah oui, ces odeurs, et ces matières caressées du bout des doigts, et ces règles appliquées avec force de nos mains pour ne pas trembler, et ces rapidographs. oui, quelle belle époque!!!

  • ces choses que les sens n’oublient pas, tracer une ligne, sentir l’encre, toucher le papier,entendre le rythme des presses, contempler l’ouvrage bien faite…

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