Montréal, les écureuils et les vieilles Anglaises.
ou – Quand la réalité dépasse la fiction, c’est selon…

Montréal. Août 1986. Je marche nonchalamment en direction d’une épicerie dans Westmount. Mon appartement est à Saint-Henri, mais j’ai quand même de la classe et je préfère faire mes courses chez Steinberg’s sur Sherbrooke Ouest. De l’autre côté du tunnel. C’est moins déprimant qu’au Métro sur St-Jacques. Je suis pauvre comme seul un étudiant peut l’être, mais j’ai du goût. Ce n’est pas ce que vous aurait dit mon père à l’époque, car j’ai un look qui décale avec le décor : les cheveux spikés dans les airs parfumés au Adorn (le fixatif le plus puissant que la terre a connu — aussi collant qu’odorant (je soupçonne Sam Raimi de l’avoir utilisé dans sa trilogie Spiderman) — une ligne de mascara sous les yeux, un jeans troué, des Docs Martins, un t-shirt des Cramps et un super Walkman Sony jaune — (Sports-Autoreverse) à la ceinture. Pauvre, mais avec du style, quoi. Le look qui fait peur. Surtout aux personnes âgées. Pourtant je suis gentil comme tout, j’ai uniquement l’air, et la musique dans mes oreilles. La preuve, c’est qu’en traversant le parc je suis attiré par une petite bête qui pleure son malheur. Je m’approche doucement. Un écureuil est là, blessé, couvert de sang. Surement attaqué par un méchant gros minet. Mon coeur saigne comme la bête. Je ne peux le laisser comme ça. Il souffre le pauvre. Je suis attendri, à tel point que je décide de mettre sur pause mon super Walkman Sony jaune (Sports-Autoreverse) et m’approcher doucement de l’animal apeuré. Parenthèse importante, ici : l’animal ne peut faire la différence entre une personne normale et moi; s’il a peur, c’est uniquement parce qu’il est blessé et non parce que j’ai un look punkie. Mauvaise langue, va. Fin de la parenthèse. Me voilà donc tout proche de l’animal en pleurs. Je décide de le prendre dans mes bras, même s’il saigne abondamment. Comme mon voisin de palier sur la rue Cazelais étudie pour devenir vétérinaire, je me dis dans ma petite tête de cheveux adornés qu’il réparera la bête en moins de temps que cela me prend pour me désadorner les cheveux. Je ne veux pas faire de mal à cette pauvre petite bête déjà tellement amochée, je tente de créer avec mon chandail un certain brancard improvisé que je glisse doucement sous l’animal. Un vrai ambulancier. Pour être certain d’être synchro, je compte dans ma tête, comme le font les brancardiers lorsque vient le temps de soulever un corps. Je suis dedans. Pas à peu près. Je suis le sauveur des animaux. Un Tarzan blond. Un docteur Doolittle francophone, habitant dans St-Henri. Un Daktari des temps modernes. 1, 2, 3, allez hop! L’opération ramassage est un succès total. L’animal est maintenant dans son hamac improvisé, saignant sur le visage de Lux Interior, chanteur des Cramps. Fais chier. J’aimais beaucoup ce chandail. Mais qu’à cela ne tienne. J’ai une vie à sauver. L’animal est groggy. Il a les yeux dans la graisse de bines, mais il est surtout terrifié. Je vois bien que ça ne va pas bien pour lui. Il doit se demander ce que je fais. En plus de ne pas ressembler à un vétérinaire, je sens la colle à prélart. Rien de bien apaisant pour un animal blessé. Afin de le rassurer, je décide de le flatter. Le caresser. Je me dis que de cette manière, il saura que je suis là pour le protéger. La compassion demeure le meilleur moyen pour entreprendre une relation aidant/malade. Cours Docteur Welby 101 (ancêtre du Dr House, pour les plus jeunes). Je laisse une main sur la pseudo civière et de l’autre tente un léger effleurement entre ses deux oreilles. Avertissement. Le texte qui suit pourrait perturber certaines âmes sensibles. Fin de l’avertissement. L’animal voyant arriver ce doigt, pourtant si plein de sympathie pense tout de suite que j’ai décidé d’en finir avec lui. Il ne fait ni un, ni deux et me gobe le doigt. HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA. Je vous épargne les sacres, blasphèmes, hurlements, pleurs et cris qui sortent de ma bouche et larmes de mes yeux. L’écureuil décide que c’est lui ou moi. Mon doigt est bien coincé entre ses deux incisives, et il n’a vraiment pas l’intention d’abandonner sa prise. Je suis obligé de lâcher la faux brancard pour tenter le sauvetage de mon index droit. Je hurle. La bête n’est plus dans mon chandail, mais pend au bout de mon doigt. Suspendu à mon index. Pas besoin de vous dire que c’est extrêmement douloureux. Je re-hurle, re-sacre. Et là, tout près de moi. Une petite vieille anglaise qui autrement aurait eu peur de mon look, me crie des injures : « Stop beating the squirrel, you!!!! Stop beating this poor baby…!!! ». Comme si j’avais besoin de ça… C’est moi la victime, Miss Westmount 45′, pas le poor baby. Sous les injures, je tente le tout pour le tout et cogne l’animal contre un tronc d’arbre pour lui faire lâcher prise. La vieille encore plus scandalisée ameute d’autres petites vieilles autour d’elle. Je n’en reviens pas. Tout l’AFEAS de Westmount est en train de tenir une réunion spéciale, le sujet au menu : les jeunes et la violence faite aux animaux. Finalement, l’animal ouvre la bouche et libère mon doigt ensanglanté. Je capote. Ça fait mal. Je me dis que je ne pourrai plus jamais tenir un crayon à nouveau – pour un graphiste de l’ère pré-Mac, c’est la fin du monde, rappelons-le. Mon chandail des Cramps est plein de sang. Lux Interior, aussi, mais lui est habitué de l’être. Mon doigt ressemble à une saucisse à hotdog trempée dans le ketchup et je vois le regard plein de dégoût du Old Ladie’s Club of Westmount sur moi. Du moins, plus qu’à l’habitude. J’utilise le peu de t-shirts immaculé qu’il me reste pour me faire un semblant de pansement. Finalement, c’est moi qui irai chez mon voisin-vétérinaire-en-devenir pour me faire dire d’aller me faire piquer pour le tétanos au CLSC (pour prévenir la rage) et me faire coudre l’index (8 points). Perception 1 — Réalité 0. Encore une fois. Un petit clin d’oeil montréalais pour vous dire que je serai à la conférence d’Info-Presse sur le web participatif, demain, mercredi. Si je vois un écureuil, même mort, je ne m’en approche pas. Même s’il parle français. Promis.

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9 commentaires

  • Misère Daktari, tu me ramène loin. J’ai eu un wift d’Adorn pour 2 secondes!!!! L’époque ou je cuisinais un poulet à 4$ (que j’avait probablement volé…faut bien manger) et que l’on devait s’acheter 4$ de frites avec pour être bourrés car on était 6 dessus…

  • Dans cette histoire, c’était vous, l’animale victime, pour sûr ! Qui donc a attiré la horde de septuagénaires, sinon ce hérisson sensible caché derrière ses pics, hum ?…
    Votre épilogue me rappelle mon job, tiens : faire émerger les perceptions des différents acteurs de la boîte, afin qu’ils entendent leurs points de vue, mesurent leurs écarts (leurs gourances !) et les mettent, sinon en cohérence, en tension dense !
    Ahhhh ! Cette chimère de LA réalité… Fantasme bien ancré dans nos pratiques professionnelles, et l’impression qu’on s’en fait !
    Dans une respiration du soir, en pleine réorg’, vous me faîtes souriiiiire : un chandail des Cramps, c’est cher payé, pour cette leçon, non ?!!!

  • Moi, le faisais mon épicerie au Steinberg de la Plaza Alexis Nihon..J’ai toujours évité les endroits dangereux !

  • @ Annie
    Ces années de misère me rappellent que même si on avait très peu d’argent, une bonne partie était dédiée au Adorn…

    @ Clef-Re
    Oui, ce chandail était un de mes préférés!!!

    @ Marco
    Haaa le Steinberg de la Plaza Alexis Nihon… j’y allais aussi, car je travaillais au …It Store (…le Magasin) – tiens, ça pourrait être un prochain sujet de billet 🙂

  • J’étais d’une autre planète, mais j’ai adoré passer quelques paragraphes sur la vôtre 😉 Belle plume!

  • 9 février 2010 at 14:05 //

    Ta description de ton allure vestimentaire à cet époque me fait rire, car au party de fête à Robert tu avais exactement ce look, donc ce n’était pas un déguisement, c’était ton passé…

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